Ce décret 2010-632 du 28 mai 2010 fixe un tarif minimum pour le trafic téléphonique entrant au Sénégal à 0,215 euros sur les réseaux fixes et mobiles soit 141,03 F Cfa. Sonatel gardera 65,59 F Cfa sur le fixe et 91, 83 F Cfa sur le mobile. L’Artp collectera pour le compte de l’Etat la différence avec les 141 soit 49,20 F Cfa par minute sur le mobile et 75,44 F Cfa sur le fixe. Ce seuil minimal est une ressource financière destinée à l’Etat du Sénégal.
II – Absence de dialogue et concertation
La concertation a toujours été le facteur clé de succès dans le secteur des télécoms.C’était le cas en 1983 quand il fallait séparer la poste et les télécommunications, mais aussi en 1994, 1996 et 2004 quand il fallait opérer des choix stratégiques et des priorités entre la libération et la privatisation. Malheureusement, cette fois-ci, un choix lourd de conséquences pour l’ensemble du secteur a été pris sans consultation des parties prenantes (ministère des Télécommunications, ministère des Finances, opérateurs, partenaires sociaux, patronat, etc.). Dans le secteur des télécommunications les erreurs de choix stratégiques se paient très cher et sur une longue période.
III – Que risque de compromettre la mise en œuvre d’une telle décision
Le secteur des télécommunications est l’un des piliers majeurs de la politique de croissance accélérée de l’Etat du Sénégal. Le secteur des télécommunications pèse au Sénégal près de 10 % du Pib là où la norme est de 4 % du Pib. Son poids dans l’économie est déjà considérable. Rien que Sonatel représente 25 % de la croissance du Pib du Sénégal en 2009. Le poids de la Sonatel dans l’économie est assez important pour mériter une plus grande attention et bénéficier de l’accompagnement constant de l’Etat.
– c’est 6 % du Pib, mieux que ce que représente France Télécom dans l’économie française (environ 2 % du PIB)
– 12,4 % des recettes fiscales de l’Etat : S’il existait huit entreprises du même poids que Sonatel dans le pays, l’Etat pourrait exonérer d’impôts tous les autres contribuables.
– 10,5 % des exportations du Sénégal : Le secteur des télécoms est l’un des rares du pays où la balance commerciale est encore excédentaire.
– 2 000 emplois directs dans le périmètre Sénégal
– 40 000 emplois indirects via les réseaux de distribution indirecte et les sous traitants
– des investissements de 95 milliards en 2009, 133 milliards en 2008 et 144 milliards en 2007
– 125 milliards remis tous les ans à l’Etat (40 milliards de dividendes et 85 milliards d’impôts directs et indirects)
– présence de l’Etat à concurrence de 27 % dans le capital de Sonatel, ce qui équivaut à une capitalisation boursière de plus de 360 milliards.
IV – Le coût des investissements annoncés par Gvc est-il conforme à la réalité ?
L’Artp nous apprend que c’est grâce à un système Bild Operate Transfert (Bot) qu’il a obtenu un matériel technique de Global Voice qui lui appartiendra d’ici 5 ans.On peut lire dans Le Soleil du 28 juillet citant M Niang de Global Voice ceci : ‘… Nous quantifions l’investissement entre 15 et 20 millions de dollars.’ Si l’Artp semble émerveillé de ce que Global Voice lui propose pour contrôler et facturer le trafic international, un rapprochement avec Sonatel lui aurait permis de découvrir son expérience dans ce domaine. Un tel dispositif s’articule autour de trois outils : un outil de monitoring, des points de transit sémaphore (Pts) et un outil de facturation. Le montant global des investissements nécessaires est estimé, au plus, entre 1,6 million d’euros et 2,1 millions euros, soit dans une fourchette entre 1 milliard et 1,5 milliard F Cfa maximum et non pas entre 15 et 20 millions de dollars, 8 à 11 milliards F Cfa comme on l’entend. Pour n’avoir investi pas plus de 1,5 milliard, GVC encaisserait au bout de son contrat de 5 ans avec l’Artp, une somme minimale de 147 milliards, soient 29,4 milliards par an ou 2,450 milliards par mois.La prestation de Global Voice, à supposer qu’elle soit utile, est parfaitement réalisable par de nombreuses entreprises sénégalaises pour des montants beaucoup moins importants que des dizaines de milliards qu’il réclame à l’Artp. L’Artp gagnerait donc à s’ouvrir des discussions avec les acteurs de ce pays (Optic du Cnp, opérateurs, etc..) pour mieux savoir ce sur quoi il s’engage.
V – Hausse des tarifs et désinformation des clients
L’argument majeur avancé par l’Artp pour dire que cette hausse sera indolore pour le consommateur sénégalais, est que le trafic arrivé vers les pays africains susceptible d’appliquer la réciprocité est de 8 %. Ce pourcentage serait faible, donc l’incidence peu significative.Ce raisonnement est erroné. C’est moins le volume de trafic arrivée qui est important que le volume de trafic au départ du Sénégal vers ces pays, car c’est ce trafic que paye l’abonné sénégalais.Près de 67 % du trafic départ de Sonatel va faire des pays africains. Donc il y aura bien hausse des tarifs au départ du Sénégal qui va affecter 67 % du volume du trafic départ. Dès l’annonce de la mesure, les pays suivants ont fait savoir à Sonatel qu’ils appliqueront ces nouveaux tarifs suivants :
– Sotelgui : taxe de terminaison à appliquer à Sonatel : 0,215 euros/mn
– Mauritel : taxe de terminaison à appliquer à Sonatel : 0,215 euros/mn
– Orange Bissau : taxe de terminaison à appliquer à Sonatel : 0,3 euros/mn
– Orange Mali : taxe de terminaison à appliquer à Sonatel : 0,215 euros/mn
– Cap Vert Telecom : taxe de terminaison à appliquer à Sonatel : 0,215 euros/mn
– Côte d’Ivoire Télécom : taxe de terminaison à appliquer à Sonatel : 0,215 euros/mn
Ces pays sont les destinataires de l’essentiel du trafic départ de Sonatel. La hausse concernera bel et bien les cartes prépayées. La conséquence sera que la durée de crédit de la carte prépayée achetée va baisser considérablement. C’est donc faux de dire qu’il n’aura pas d’impacts sur la diaspora sénégalaise dont 97 % du trafic entrant au Sénégal est fait à partir de cartes prépayées.En France, la carte de 6,5 euros qui permettait d’appeler pendant 90 minutes, ne permet aujourd’hui d’appeler que pendant 30 minutes. Aux Etats-Unis, la carte de 5 dollars qui permettait d’appeler au Sénégal pendant 40 minutes sur le fixe et 22 minutes sur le mobile, ne permet plus, depuis le 01/08/2010, d’appeler que pendant 13 minutes sur le fixe comme pour le mobile.C’est dire donc, si le Sénégal augmente ses tarifs de 115 % sur le fixe et 53 % sur le mobile, il faut comme Sonatel qui a réagi en septembre 2009, que les opérateurs réagissent à la hausse à leur tour.
VI – Quid de la fraude contre laquelle Gvc prétend lutter ?
Du fait de la VoIP et d’autres solutions alternatives, les opérateurs appliquent des tarifs pour les appels départs internationaux pas très éloignés du tarif de la terminaison distante. En conséquence, une application réciproque va donc entraîner un renchérissement du prix de l’appel international pour les consommateurs sénégalais. Ce tarif élevé va rendre plus rentables les routes grises avec pour conséquence une baisse des revenus. En effet, la voix sur IP de même que les phénomènes de renumérotation vont être fortement rentables. Sonatel est victime de cette fraude à laquelle certains utilisateurs s’adonnent.
Ces projets qui consistent à insérer une sorte de ‘check point’ du trafic international entrant donne l’impression que l’Artp n’accorde pas une confiance aux déclarations des opérateurs de télécommunications, sur le trafic international. Or la plupart des opérateurs du continent sont cotés en bourse, sont régulièrement audités par des cabinets internationaux, portent de grandes marques commerciales, et ont une réputation à défendre. Ils n’ont donc aucun intérêt à faire de fausses déclarations. On ne peut pas externaliser la lutte contre la fraude à un opérateur tiers. La fraude est avant tout l’affaire des opérateurs titulaires d’une autorisation dans le pays. Les opérateurs qui ont payé une licence pour accéder au marché, qui ont investi dans le déploiement du réseau et dans des actions de marketing et de communications, sont les premières victimes de la fraude. En renchérissant le prix de la terminaison du trafic international dans le pays et en ôtant aux opérateurs leur faculté de négocier et fixer eux-mêmes les prix de terminaison sur leurs réseaux, on rend le trafic illégal (by pass) plus attractif et plus profitable.
Il est paradoxal aussi que l’opérateur Global Voice qui prétend lutter contre la fraude, veuille se faire payer sur l’intégralité du trafic entrant dans le pays et non sur le trafic frauduleux réellement détecté. C’est donc l’amplification de la fraude qui a mis en grande difficulté les opérateurs guinéens et mis en quasi faillite l’opérateur historique congolais dont le trafic international arrivée est passé d’un million de minutes à 6 000 minutes après l’introduction de Global Voice, qui risque de faire disparaître à terme la Sonatel dont le trafic a baissé de plus de 10 % en un mois, du fait de l’application d’un tarif minimum pour les appels vers le Sénégal, largement au dessus des prix antérieurement appliqués. Notre position de Hubing est fortement menacée et les opérateurs partenaires commencent à contourner le Sénégal (la Mauritanie passe maintenant par le Maroc) pour acheminer leur trafic vers l’étranger, car nos tarifs ne sont plus compétitifs par rapport à ceux des autres pays de transit.
VI – Le décret viole-t-il les textes internationaux ?
La Convention de Melbourne donne le droit à tout pays du fait de sa souveraineté de réglementer ses télécommunications comme il l’entend (dixit l’Artp). La convention de Melbourne donne certes à chaque Etat la souveraineté de réglementer ses télécommunications, mais dans le respect des engagements internationaux auxquels a souscrit cet Etat, pas ‘comme il l’entend’, sinon il n’aurait aucun sens à signer et à ratifier des traités internationaux. Le Règlement des télécommunications internationales (Rti) est un traité international que le Sénégal a signé ipso facto le 9 décembre 1988 et ratifié le 15 novembre 1994. Les taxes de répartitions, conformément à l’Article 1 alinéa 1.5 du Règlement des télécommunications internationales, sont décidées d’accord patrie avec les autres opérateurs (sans ingérence des Etats).Le décret en question viole ainsi le Rti dans cette disposition, en fixant d’autorité un tarif minimum de 141,03 F Cfa.
VII – Le décret viole-t-il les textes réglementaires au Sénégal ?
1) – Le dispositif viole le secret des communications et la protection des données personnelles
La demande des détails des appels des communications (numéro appelant, numéro appelé, date, heure etc.) par l’Artp est une grave remise en question du principe de secret de la correspondance. Le secret de la correspondance ne concerne pas seulement le contenu de la communication, mais aussi les données relatives à la communication, c’est-à-dire les CDRS (Call Data Records) : ‘Toutes les informations relatives aux appels reçus ou émis par un réseau téléphonique’ (numéro appelant, numéro appelé, etc.) Savoir qui à l’étranger appelle qui au Sénégal pour combien de temps et à quelle fréquence est une ingérence dans la vie privée. La remise de CDRS à l’Artp constitue une violation de la loi. Il ne peut y avoir d’ingérence d’une autorité publique dans le respect de la vie privée que pour autant cette ingérence constitue une mesure nécessaire, à la sécurité nationale, à la sécurité publique, à la défense, et à l’ordre, et à la prévention des infractions pénales. Jusqu’à présent, Sonatel ne fournit ces données que sur réquisition du juge ou de la police judiciaire aux fins de recherche, de détection et de poursuite d’infraction pénale.
2) – La violation de la convention de concession et du cahier des charges liant l’Etat du Sénégal à la Sonatel.
La Sonatel et l’Etat ont signé une convention de concession accompagnée d’un cahier des charges, approuvé par décret (décret n° 97-715 du 19 juillet 1997, JO du 09 août 1997).Dans le cahier des charges, la tarification des services internationaux est prévue au point 3.4.2.1. Il y est expressément dit que la Sonatel bénéficie d’une délégation permanente pour fixer les tarifs de ces services en vue de tenir compte de la nécessité de s’adapter à la concurrence mondiale sur les services internationaux. Le décret qui fixe un tarif minimum est en contradiction avec la loi 94-63 du 22 août 1994 : d’une part avec la liberté que chaque opérateur a pour fixer ses prix (art 2) et d’autre part avec interdiction formelle faite à une entreprise d’imposer un caractère minimum aux prix (art 29).On ne peut pas administrer le prix d’un opérateur. S’il est loisible à l’Etat de prendre une mesure fiscale sur une quelconque activité, il n’a pas cependant la prérogative d’en fixer le prix, c’est le rôle de l’entrepreneur.
Conclusion
Ce décret risque de compromettre irrémédiablement les efforts immenses de l’Etat dans le secteur des télécommunications. Global Voice, qui ambitionne d’avoir en sous-traitance le trafic international entrant d’un Etat souverain comme le Sénégal, est une nébuleuse dont on a du mal à obtenir les rapports financiers annuels pour en comprendre l’actionnariat et le contenu des états financiers certifiés. La plupart des pays où Gvc est intervenue, essentiellement en l’Afrique de l’Ouest et du Centre, sont revenus sur leur décision d’instaurer une telle taxe. C’est le cas en Côte d’Ivoire, comme au Gabon.L’Etat devrait créer les conditions nécessaires pour permettre aux acteurs du secteur (Etat, régulateur, opérateurs) de se retrouver pour discuter des problèmes que l’on cherche à résoudre : lutte contre la fraude et amélioration des revenus de l’Etat. L’objectif commun de tous les acteurs devra être que le secteur des télécoms sénégalais soit la référence en Afrique.
Demba Diarra Mbodji
Président de l’Amicale des cadres Sonatel
Source : Wal Fadjri, 20 août 2010 via Osiris.sn
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