Au Sénégal, 60 % de la population a moins de 20 ans et les jeunes en âge de travailler représentent plus de la moitié de la population active. Dans les prochaines années, l’Afrique en général, sera la zone géographique ayant la main d’œuvre la plus nombreuse devant la Chine et l’Inde. Un des grands défis à résoudre aujourd’hui au Sénégal est l’emploi de sa jeunesse, dans un pays où près d’un jeune sur quatre est au chômage. L’agence nationale de la statistique et de la démographie sénégalaise estime que, chaque année, près de 100 000 nouveaux demandeurs d’emplois entre 15 et 34 ans arrivent sur le marché du travail. Le taux de chômage global, estimé à 49 % selon l’Agence pour le niveau national, grimpe à 61 % pour les jeunes. Ces chiffres alarmants s’expliquent selon l’économiste Sidy Diop (photo), vice-président de Microeconomix, à la fois par une sous exploitation du potentiel de certains secteurs (comme les TIC, développés ci-après) et par le fait que la main d’œuvre est peu qualifiée ou peu adaptée aux besoins du marché local. Selon ce spécialiste du financement de projets dans les pays en voie de développement, une initiative innovante récente dans le domaine de l’informatique sous forme de partenariat entre l’Ecole Polytechnique de Thiès au Sénégal et une entreprise privée locale est très encourageante pour faire face à ces défis.
Agence Ecofin : Que représentent les TIC pour les pays africains et pour le Sénégal, notamment en termes d’emplois ?
Sidy Diop : Pour la majorité des pays africains, les TIC représentent une place importance dans la richesse nationale. L’industrie des TIC représente en moyenne 5 % du PIB selon la banque mondiale en 2011 et près de 14 % par exemple pour l’Afrique du Sud.Le secteur des TIC est en outre un véritable gisement d’emplois. Au Rwanda, au Kenya, en Uganda et en Tanzanie, le nombre d’emplois1 dans les télécoms était en 2006 respectivement de : 25 429 ; 90 538 ; 125 565 et 159 488.
S’agissant du Sénégal, il dispose a priori d’atouts non négligeables dans les TIC. On peut citer notamment les réseaux à haut débit performants, un secteur libéralisé avec des entreprises compétitives ou encore une régulation effective. Le Sénégal est ainsi classé 15ème parmi les pays africains dans le classement Network Readiness Index 2013, qui mesure la propension d’un pays à exploiter les opportunités offertes par les technologies de l’information, et les TIC représentent 10,4 % de son PIB (chiffres 2010 de la Banque mondiale)2.
Toutefois, à l’heure actuelle, le Sénégal n’exploite pas suffisamment ses atouts pour faire face aux défis du marché de l’emploi. En 2006, le nombre d’emplois dans le secteur des télécoms sénégalais s’élevait à seulement 15 000, soit 0,39 % de la population active occupée (ce qui représente à peu près la moitié du pourcentage observé en Uganda par exemple).
AE: Pourquoi ce paradoxe ?
Sidy Diop : Les racines du mal sont assez profondes. Tous secteurs confondus le taux de chômage des jeunes Sénégalais est élevé pour de multiples raisons : tissu industriel peu dense, population active majoritairement rurale et agricole, PME peu structurées, etc.
S’agissant spécifiquement des TIC, où contrairement aux secteurs fortement intensifs en capital, de nombreuses possibilités entrepreneuriales existent et sont à la portée des initiatives locales, une cause semble jouer un rôle particulièrement important : la combinaison d’une main-d’œuvre formée de manière inadéquate et un secteur privé moderne faible.
AE: Qu’entendez-vous par inadéquation de la main d’œuvre ?
Sidy Diop : Les programmes de formation dispensés aujourd’hui dans le système sénégalais ne prennent pas encore suffisamment en compte les besoins et problématiques du marché local.
Cela est en partie lié au fait que la formation théorique (notamment universitaire) est souvent calquée sur le modèle français, modèle qui bien entendu est aligné sur les besoins de la société françaises, un pays riche peut par exemple se permettre une plus grande proportion de diplômés ne participant pas directement à la création de richesse matérielle (langues, histoire, philosophie, etc.). Ainsi, le directeur général de McKinsey & Company expliquait récemment que le taux de chômage élevé des jeunes africains résulte du fait que « dans la plupart des pays du continent, l’accent est mis sur la formation théorique, ce qui a abouti à une forte inadéquation entre les compétences des diplômés et les besoins réels du marché de l’emploi ». Dans le secteur des TIC, cette situation ne favorise pas l’insertion des jeunes dans le milieu professionnel.
AE: Et quel rôle devrait jouer le secteur privé dans cette la lutte contre le chômage ?
Sidy Diop : Je commencerai par citer le Bureau International du Travail (BIT) qui considère que « le secteur privé ne fait guère preuve du dynamisme nécessaire, pour pouvoir résorber la vaste main-d’œuvre qui arrive chaque année sur le marché du travail ». Ce constat du BIT montre qu’en Afrique le problème se situe aussi au niveau de l’offre d’emplois. A l’exception du secteur des télécoms où des efforts significatifs ont été faits pour développer les compétences au niveau local, les créations nettes d’emplois ont été relativement faibles dans le reste des TIC.
Ainsi, les autres sous-secteurs des TIC, notamment celui des services informatiques n’occupent pas encore une place importante dans le tissu économique sénégalais ou africain. Selon un rapport publié par l’ARTP, la contribution des TIC au PIB (estimée à 10 %) est portée essentiellement par les sous-secteurs de la distribution d’équipements et des télécoms.
Au Sénégal, l’environnement économique et réglementaire en vigueur n’est pas encore favorable à l’essor d’une véritable industrie informatique. Du coté des insuffisances, on note l’absence de convention collective adaptée, l’absence d’automatisation des procédures de passation de marchés publics et un système fiscal peu incitatif. Les entreprises informatiques ont ainsi encore du mal à jouer un rôle significatif dans la question de l’emploi national.
L’essor de l’industrie informatique (hors hardware) est aussi fragilisé par le comportement des acheteurs qui, comme dans les années 80 en Europe, considèrent l’informatique comme un facteur de coût et peu comme un levier de performance et de compétitivité. Par exemple au niveau des marchés publics sur un total de 3,9 milliards octroyés en 2009 dans le secteur des TIC, seuls 4 % ont été consacrés à des prestations intellectuelles.
Enfin l’émergence d’une industrie informatique est entravée par la structure de coûts élevés au niveau des entreprises locales, lié notamment au :
cout élevé des équipements (importés et taxés)
au coût et au problème d’accès à l’internet à haut débit
au problème de fourniture d’électricité qui oblige les entreprises à s’équiper en groupes électrogènes et onduleurs.
AE: Quel rôle peuvent jouer les partenariats public privé dans l’emploi des jeunes dans le secteur des TIC ?
Sidy Diop : A l’heure actuelle, les Partenariats Public Privé (PPP) sont très à la mode en Afrique. Ces dispositifs sont principalement utilisés dans le domaine des infrastructures où de nombreux exemples de projets existent comme celui de l’autoroute à péage au Sénégal.
Dans les autres secteurs, les initiatives sont beaucoup plus timides alors qu’elles peuvent déboucher sur de véritables réussites en termes de formation et d’emploi, comme l’illustre l’exemple du partenariat entre l’Ecole Polytechnique de Thiès au Sénégal et la société Idyal Consulting. Ce partenariat très innovant s’appuie aussi sur l’Etat du Sénégal (à travers le Ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche) mérite d’être étudié de près, encouragé et répliqué dans d’autres pays.
La société Idyal Consulting, spécialisée dans l’ingénierie, l’audit, le conseil et la formation dans les métiers de l’IT, s’est très vite confrontée à un manque de main d’œuvre de qualité capable de répondre aux exigences du groupe pour développer ses activités au Sénégal. Ainsi en décembre 2012, sur une centaine d’entretiens passés sur le marché local, le groupe a décidé de n’embaucher aucun candidat.
C’est suite à cet échec que l’entreprise s’est investie dans un programme de formation et de promotion de l’emploi des jeunes à travers un partenariat avec l’Ecole Polytechnique de Thiès (EPT).
Concrètement, un protocole d’accord couvrant une période de cinq ans et s’appliquant à trois promotions de 15 étudiants de l’EPT permet à des étudiants admis au concours de génie informatique et télécommunication de bénéficier d’une formation adaptée aux besoins du marché.
Les étudiants passent la moitié du temps de leur formation en stage dans l’entreprise. Ils sont formés aux méthodes et outils de la société et celle-ci leur fait passer des certifications dans les technologies de pointe (Microsoft, Oracle, Cisco, SAP, Linux, etc.) ainsi que dans les méthodes de gestion de projet. Les étudiants sont rémunérés tout au long de leur cursus. Ils sont tous recrutés en contrat à durée indéterminée par l’entreprise à la fin de leurs études. Une clause les oblige à travailler au sein du groupe pour une durée d’au moins 5 ans suivant leur embauche. Ce modèle innovant a très vite été encouragé par les autorités publiques sénégalaises, le ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche a dans ce sens présidé la cérémonie de signature de la convention entre l’EPT et le Groupe Ydial.
AE : Que représente cet investissement pour l’entreprise ?
Sidy Diop : Bien entendu pour l’entreprise, cela représente un coût non négligeable. Il est estimé par les dirigeants à environ 1 million d’euros, dont 2/3 pour la rémunération des étudiants, la mise en place de l’infrastructure technique, la rémunération du personnel encadrant, et 1/3 pour la préparation aux certifications techniques des étudiants. Une telle initiative a toutefois permis à l’entreprise d’être parmi les plus compétitive au niveau du secteur au Sénégal comme l’atteste la croissance très forte de son chiffre d’affaires.
AE: Quelles leçons pourrait-on tirer de cette expérience ?
Sidy Diop : Aujourd’hui au Sénégal, de grands groupes internationaux de l’informatique ont exprimé un vif intérêt pour ce modèle et sont récemment entrés en discussion avec l’Ecole Polytechnique de Thiès. Dans le domaine de l’éducation, les partenariats entre le privé et le public encore peu exploités sont très prometteurs pour le Sénégal et pour l’Afrique en générale. Ils permettent de pallier le caractère théorique et général de l’enseignement secondaire. La formation professionnelle étant souvent très coûteuse, elle doit savoir intégrer des acteurs privés, qui acceptent de prendre des risques et qui disposent de capacités techniques et financières significatives. Afin d’accompagner ces initiatives il serait aussi utile que l’Etat, dans les secteurs concernés, mette en place une politique incitative au niveau fiscal, par exemple au niveau des investissements).
1Source: Taxation and the growth of mobile in East Africa, GSM Association.
2Source: World Databank.
Agence Ecofin
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